Une évocation du Soke… (1957-2022)

65 ans de « martial », sur un long fleuve pas si tranquille…

          C’est à l’automne 1957, à l’âge de 15 ans, que tout a commencé pour moi (voir mes  « Mémoires » sur ce site et sur www.encyclopedie-arts-martiaux-habersetzer.fr). En foulant mon premier Tatami (de Judo, alors) je me suis immergé avec enthousiasme dans un monde qui me semblait devoir être le mien. A y repenser 65 ans après, c’est comme si j’avais plongé corps et âme dans une eau vive, puis vigoureusement nagé, avant de tenter de le faire à contre-courant lorsque je découvris rapidement tant de dérives des systèmes solidement installés dans un martial rapidement dénaturé. Tentative stupide, car déjà  impossible à l’époque. J’ai donc très vite décidé de me fabriquer une petite embarcation afin de me stabiliser, en battant mon propre pavillon, sur le trajet de ce qui n’était encore qu’une simple rivière. Les années ont alors défilé, et la rivière s’est jetée dans un grand fleuve. Sans que mon petit bateau, apparemment pas si mal conçu, ne me mette en danger. Je m’y trouvais en confiance et le manoeuvrais avec une certaine habileté, affirmant ma conception différente de ce « mainstream karate » qui trahissait sans plus aucun doute possible le martial auquel j’avais cru dès mes débuts. D’autres années ont encore défilé, le fleuve s’est encore élargi, a traversé des forêts hostiles (remplis de Tengu … !) et le courant est parfois devenu réellement dangereux, avec des remous imprévus. Mon frêle esquif, allant librement comme une injure au système, a été visé et touché depuis les rives, souvent (et sous des formes sournoises, parfois), a failli chavirer, pris dans des courants contraires, mais n’a jamais coulé. Gardant le cap. Même lorsque les flots ont accéléré dans des gorges et un vacarme inattendus, débouchant sur des chutes sévères, j’ai eu la chance de pouvoir m’y tenir droit, accroché au gouvernail, regard sur l’horizon. Confiant dans mon instinct initial et convaincu que je terminerai le voyage en rejoignant une mer où tout m’apparaîtrait évident et où mes soifs de vie seraient apaisées, dans mon brave petit navire si longtemps chahuté, sur lequel je pourrai me laisser dériver sans crainte vers le couchant sur une onde enfin devenue plus tranquille et sans plus jamais regarder en arrière …

          Il est dit que « faire confiance c’est bien, vérifier c’est mieux ». Au cours de mon, déjà, long périple dans le monde dit « martial », j’ai largement eu le temps (et je l’ai pris, ce temps) de vérifier, après le temps initial de la confiance. De colmater quelques brèches d’usure dans mon embarcation (et que certains passagers que j’avais accueillis sans m’en méfier tentaient de saborder…), de réparer, de jeter par-dessus bord des charges inutiles. D’éviter pas mal d’écueils, tout en prenant en remorque quelques radeaux désemparés qui flottaient parfois de ci de là, le temps qu’ils retrouvent le sens du courant puis larguent les amarres (parfois même sans un adieu) pour également poursuivre leur route. Ou en laissant monter à mon bord tant de vrais amis qui préféraient que je tienne mon cap pour la suite de leur propre périple martial. Le tout sans jamais même penser à perdre de temps pour un arrêt en cale sèche… Remarquez, il y avait un beau spectacle de vanités sur ces rives que je voyais défiler, où l’on se battait sans discontinuer pour se partager et marquer des territoires…

          Aujourd’hui, après 65 ans de souci du « martial », j’ai gardé le plaisir de la Voie, en observant depuis ce long fleuve, qui n’aura pas été si tranquille que ça, et où je n’ai jamais eu le sentiment d’être dans une douce croisière, mais qui m’a permis de tant apprendre au cours de si nombreuses escales, rencontres, épreuves et prises de risques, et qui m’amène désormais doucement à la mer. Et où je continue plus que jamais, quand-même, à guetter d’où frappera le prochain danger… Près à l’esquiver encore, le plus longtemps possible. Tant qu’il m’appartiendra de pouvoir le faire. Encore que ce danger  ne viendra probablement plus de la rive, ma modeste barque est maintenant trop loin et a largement prouvé son assise. Et puis, elle n’intéresse plus beaucoup de monde. Ce qui n’est désormais plus mon souci... Voilà toute l’histoire…Tempête apaisée, après un bien beau voyage sur mon frêle esquif si souvent bousculé… Car aucune rivière ne peut revenir en arrière. Quelle aventure, en tout ce temps. 65 ans… Juste le regret que tout soit allé si vite… Mais ça….

          A 80 ans passés, je dois bien admettre que tout le travail que j’ai pu réaliser à travers mes écrits (qui ont tant servi, dans tant de pays, à plusieurs générations, et même à tant de personnes qui ne l’avoueront jamais) est aujourd’hui obsolète, ringard, dans un contexte qui maltraite chaque jour ce qui peut encore rester d’une image « martiale » et du message humaniste qu’il faudrait y lire. C’est bien pourquoi mon activité éditoriale s’est définitivement arrêtée, totalement inutile désormais. Allez, « Doraku » !

          Egalement dans mon rétro en cet automne 2022 : le 60e anniversaire de la Section Karaté du Strasbourg Etudiant Club (S.E.C, plus tard S.U.C.), que je créais en octobre 1962, premier dojo de l’Est du pays affilié à la Fédération, et très vite connu bien au-delà de la capitale alsacienne, avec ses légendaires stages de printemps et stages d’hiver. Et puis aussi, en 1992, la fin de mon trimestriel indépendant « Le Ronin », après 12 années de publication, lorsque j’ai dû admettre que sa matière, tournant le dos à la facilité et au ludique, ne pouvait intéresser la grande majorité des « Budokas » de cette époque déjà. Une disparition qui, 30 ans après, laisse encore bien des traces d’incompréhension dans mon esprit et d’amertume dans mon cœur. Un automne 2022 bien lourd de souvenirs !

R.Habersetzer

Tengu-no-michi-no-Soke

 

Peinture de Yagi Meitoku (1910-2003), Soke du Meibukan, que ce dernier m’avait offerte en 1984 à Okinawa, en soulignant sa similitude avec le logo que j’avais réalisé dès 1975 pour le CRB : le fleuve - la Voie (Do) - la montagne lointaine. Sur mon nouveau logo dessiné en 1995, l’élément « eau » (Mizu) coulant sous l’élément « montagne » (Yama) est encore plus marqué, la montagne a reculé sur l’horizon, et l’oeil du Tengu englobe le tout (voir le Bunkai détaillé sur ce site)…

 

 

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